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En vrac

Instantanés à partager

  • Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux ?

    • Le 22/08/2024

    C’est ce que chante Michel du fond de sa cuisine en rangeant des sacs en papier vides ; il s’occupe. Il aime et a toujours aimé chanter. Le refrain tourne en boucle et semble suffire à son bonheur. Cela lui a enlevé de la tête l’idée fixe qu’il avait depuis une heure : comment peut-on faire pour cuire plusieurs plats en même temps ?

    Pendant ce temps son épouse me demande ce qu’ils vont devenir maintenant. Elle aimerait bien qu’ils aillent ensemble à la maison de retraite. Elle est très contrariée par le kiné qui l’a abandonnée. Alitée depuis bientôt un an, les os dessinés par la peau qui les colle, sans plus aucune graisse ni muscle, elle ajoute - en reprenant son souffle grâce à l’oxygène qu’elle reçoit en continue - qu’elle va en trouver un autre. Il faut bien, dit-elle comme une évidence, car sinon comment va-t-elle pouvoir remarcher s’il ne l’aide pas ? Cette espérance me touche tant sa voix est faible aujourd’hui, il faut s’approcher, elle est épuisée. Elle m’explique de son filet de voix, qu’il y a bien plus malheureux qu’elle. Elle a de la chance de vivre avec son Michel. Toutes ces années d’amour ! Certains jours, elle ne le supporte plus, surtout quand il l’empêche de dormir la nuit en tournant dans l’appartement avec son déambulateur pendant des heures. Mais pourtant, elle l’aime tant ! Elle est même un peu jalouse quand l’auxiliaire de vie vient coucher son mari le soir. Elle était persuadée qu’elle restait dormir près de lui et ignorait qu’on avait dû mettre un lit médicalisé à son mari pour qu’il ne tombe plus la nuit.

    J’ai cru plusieurs fois qu’elle n’en avait plus pour longtemps et je la retrouve la fois suivante, plus vaillante. Elle est vraiment étonnante. « Le secret, c’est l’amour, me glisse-t-elle, et Lui, là-haut… ». Elle me tient la main comme un enfant son doudou, et me montre avec fierté, sur son bras décharné, le bracelet en tissu avec une médaille de la Vierge que je lui ai donné en février pour qu’elle ne se sente plus jamais seule. Un lien particulier s’est noué depuis, invisible mais si spécial et si fort.

    Avant de partir, elle me réclame un bisou. Plusieurs bisous. « Merci ! Ça fait tellement de bien ! Je vous aime » me dit-elle les yeux brillants d’émotion. Elle fait partie de ces personnes qu’on ne peut qu’aimer, tant elle est touchante, pleine de vie dans l’épreuve, pleine d’espérance. Chez ce couple très âgé, il y a toujours et encore de la vie, jusqu’au bout, et après le bout... Et surtout tant d’amour.

    Et Michel qui continue de chanter joyeusement à tue-tête un répertoire français d’une autre époque : « Auprès de ma blonde, qu’il fait bon, fait bon dormir… » « comment ne pas perdre la tête, serrée par des bras audacieux… »

  • Allo la Terre ?

    Vous croyez aux coïncidences ? Mardi : une succession de contretemps me laissent 45 mn à occuper avant le rdv suivant. Une évidence me vient spontanément : Mme M. qui est sortie de l’hôpital quelques jours plus tôt. Aucune urgence a priori, pourquoi pas. Je me rends donc à sa résidence senior et trouve sa porte close (elle la laisse toujours ouverte, étrange). Je descends à l’accueil et nous remontons à deux avec ses clefs. Nous pénétrons dans le petit studio de Mme M. qui est allongée sur son divan en position fœtale. « Vous pensez comme moi ? » m’interroge la responsable. Yeux mi-clos, bouche entrouverte avec un filet de bave blanche sèche, une main pendante violacée, peu de doutes. Je m’approche, passe ma main devant bouche et nez sans sentir de souffle, puis touche son pouls inerte…

    « Je descends appeler les pompiers et les attendre » me dit la responsable, et sans avoir le temps de réaliser, me voilà seule face à la dépouille de Mme M. J’étais venue m’occuper de payer ses factures et trier son courrier… Je me dis que ce concours de circonstances qui m’a amenée là où je n’aurais jamais pensé être il n’y a encore qu’une demi-heure était pour le moins surprenant et peut-être pas un hasard. J'ai un job à faire ? Une lettre ? : « Cher Bon Dieu, vous trouverez ci-joint l’âme de Mme M. qui vient de nous quitter. Charmante petite mamie, sans famille, toujours le mot gentil, touchante et un peu espiègle, veuillez la recevoir dans la paix qu'elle mérite, elle n’a pas toujours eu une vie facile. Bonne réception. Avec ma plus fervente considération…. » Je scrutais le visage de Mme M. partie seule sur l’autre Rive. Allez zou, une petite prière, ça ne fait de mal à personne... La paix régnait dans le studio.

    Dix bonnes minutes avaient dû passer, quand arriva son ami de 20 ans, un ancien voisin d’une quarantaine d’année. Il venait d’annuler un rdv, car il avait ressenti un fort besoin de venir voir Mme M. sans tarder, sans comprendre pourquoi. Il était très affecté de la nouvelle. Alors que les pompiers s'affairaient à constater l'évidence, nous avons partagé sur cette surprenante coïncidence qui nous avait fait venir tous les deux ici, alors que nous avions d’autres engagements… Qui sait dans combien de temps on l’aurait trouvée sinon. Il me raconta qu’elle plaisantait souvent : « ça ne doit pas être si mal là-haut, puisque personne n’en est revenu » et lui la taquinait : « vous me ferez signe quand vous y serez arrivée ». 

    - Nous sommes là tous les deux alors que nous n'aurions pas dû, ne cherchez plus, vous l’avez reçu votre signe !  

  • La dame au cabas vert pomme

    Une petite dame qui avait l’air de n’importe quelle autre petite dame aux cheveux gris-blanc, portait un sac de courses vert pomme. Jusque-là, rien d’extraordinaire. Sauf que le cabas avait l’air déjà bien chargé et que la petite dame, qui devait bien frôler les 70 ans, stoppa son chemin net devant un de ces emplacements destinés à récolter les sapins de Noël pour les recycler. Elle grimpa avec assurance sur les barrières métalliques et détailla du regard l’enclos de sapins encore bien verts, comme à la recherche de quelque chose. Avait-elle oublié une boule sur son sapin, une étoile ou une guirlande ?

    La dame se mit alors à déplacer avec force les sapins dans l’enclos, comme un clochard fouille une poubelle à la recherche d’un reste de nourriture. De plus en plus étrange ! Elle en attira un vers elle. Aurait-elle retrouvé sa boule ? C’est alors que la dame sortit un objet de son cabas vert pomme, qu’elle pointa dans les airs avec assurance, comme un cow-boy dégaine son flingue. Une scie ! Pas une petite scie, une scie égoïne ! A quel moment on sort de chez soi faire ses courses avec une scie ? Dans un mauvais film d’horreur, les gens se seraient enfuis de toute part en criant de terreur…

    Mais c’est tout à fait naturellement et tranquillement que notre petite dame, sans se soucier un instant de son entourage, se mit à scier le pied du sapin pour récupérer la bûche qui le tenait debout ! Elle maniait sa scie avec rapidité et dextérité, comme un boucher son couteau. Elle saisit son trophée, le glissa dans son cabas, fouilla encore du regard l’enclos au sapin, la scie levée, prête à trancher d’autres pieds… Et sans un regard autour d’elle, rangea le plus naturellement du monde sa scie dans son cabas et s’éloigna d’un pas bien chargé.

    Au prix de la stère, elle aura bien de quoi se chauffer quelques heures si elle a trouvé plusieurs pieds. Vous regarderez autrement votre pied de sapin désormais !

  • Sourire printanier

    Boulevard du Roi, un lundi à 14h50, un homme se penche vers le pied d’un arbre, et tend la main comme pour enlever une mauvaise herbe ou ramasser quelque chose. Du haut de mon vélo sur la piste cyclable voisine, je m’interroge en passant devant lui. Que cherche-t-il ? Quelques mètres plus loin, arrivée à destination, j'entreprends de cadenasser mon vélo à un panneau, quand une voix d’homme m’interpelle : « ah mais ! C’est mon vélo ça ! ». La voix est joyeuse et taquine.

    Je me retourne et vois l’homme qui, deux minutes avant, se penchait sur le pied d’un arbre. Il doit avoir 85 ans environ, et me regarde avec un large sourire édenté de trois dents sur le haut. Amusée, je lui réponds avec le même ton joyeux : « oh mon pauvre, c’était donc le vôtre ! ».  Il a l’air ravi de ma réponse et continue : « j’avais besoin d’un sourire et vous me l’avez donné ! Je vous remercie, vous êtes charmante ! ».  Je le remercie de sa bonne humeur si indispensable au bien-vivre.

    L’homme serre dans une de ses mains des brindilles, comme un oiseau fait son nid. Il lit mon interrogation et m’explique qu’il prépare de quoi se chauffer pour le prochain hiver, il se dépêche avant que les oiseaux ne lui prennent tous les branchages ! Un drôle d’oiseau joyeux que ce vieil homme touchant, grâce à qui j’ai eu le sourire accroché tout l’après-midi !

  • Covid jour 7

    Nul ne sait comment il réagira à ce virus...

    Pourtant, je faisais bien attention,

    Pourtant, j’avais mes 2 vaccins depuis moins de 6 mois,

    Pourtant, j’étais en pleine forme (une heure d’activité physique tous les jours),

    Pourtant… voilà une semaine que j’ai été prise dans la cinquième vague : fièvre, maux de tête, absence de goût et d’odorat, rhume. Je me traine, à plat, hors service. Apprendre à être malade : laisser les autres prendre de soin de vous quand vous avez l’habitude d’être celle qui prend soin des autres, lâcher prise sur le travail, la maison, la vie associative, les préparatifs de l'Avent…. Je me répète en boucle les 3C : Calme, Courage, Confiance… ça va bien passer.

    Et puis, ce jour 7 dans un état second, planant : niveau des batteries critique, même la fourchette est trop lourde…  J'invoque le ciel de m'aider mais je n'ai plus que 2 C : calme, confiance. Mon portable tintinnabule à un mètre de moi, trop loin, plus d’importance. Allongée, amorphe, les yeux fixés au pommier du voisin qui agite ses dernières feuilles perchées au bout de branches dégarnies, je n’ai plus envie de rien. Le moindre son résonne dans le silence cotonneux où je suis : la porte du séjour, la chasse d’eau, le sifflement du vent s’engouffrant derrière les volets,… Les objets de la chambre prennent des formes fantasmagoriques. Des barbapapas passent dans le ciel. Il n’y a plus d’heures. J’ouvre un œil, un tigre me toise, je repars. Mon corps ne bouge plus, comme prisonnier du matelas qui le soutient. Je suis une main sur un clavier et virevolte de noires en blanches : « plus souple, le poignet » lance la voix du professeur. Tout n’est plus que noires et blanches. Puis, tout devient blanc. Mon esprit est ailleurs. Je suis effacée du temps. Je me sens soudain si bien. Une lumière chaude et lumineuse m’éblouie (comme un soleil d’été chauffant mon visage), m’enveloppe d'un amour infini. J'ai envie de rire, je suis heureuse, moelleuse et cotonneuse. Je n'ai plus peur de rien.

    Je décille péniblement, pour voir cette clarté réconfortante. Le ciel est gris, aucune lueur ne luit, la fenêtre est tachetée de gouttes de pluie. D’où venait cette belle et douce lumière qui m’attirait ? Je m’arme de mes 3C et cherche péniblement le réveil : 16h48, 4 heures ont passé… ailleurs...

    Prenez soin de vous et des autres. 

  • Un mercredi à la préfecture

    L’aube se dispersait progressivement, éclairant une ville déjà très agitée. Devant la préfecture, comme chaque matin dès potron-minet, une longue file bigarrée composée principalement d’hommes de tous âges, encadre le bâtiment, patientant avec calme, parfois depuis plusieurs heures malgré le froid mordant de ce mois de décembre. Généreusement, des retraités s’activent à servir cafés et thés chauds accompagnés d’un morceau de brioche et de quelques mots réconfortants : « mon amie avait fait trop de gâteaux, on s’est dit qu’on allait partager ! Thé ou café ? Un sucre ? ». C’est beau l’humanité en action.

    Puis à 8h30, les portes enfin ouvertes, la file peut s’ébrouer péniblement en un lent mouvement régulier. A deux pas du château de la ville Royale, personne ne semble surpris de voir ces hommes attendre. Les autochtones se hâtent détournant le regard, absorbés par des soucis d’un autre ordre. De jeunes collégiens se pressent sacs au dos sans prêter attention à ce qui se joue derrière cette ligne humaine. Seule une maman précédée de sa poussette et escortée de trois enfants leur explique que s’ils devaient partir vivre à l’étranger, eux aussi auraient besoin de faire des papiers comme tous ces gens qui attendent là. Une large moto rutilante, remonte la contre-allée longeant le trottoir sous le regard admiratif des jeunes hommes rêvant d’une vie meilleure.

    8h52, à l’approche du porche d’entrée, le service de sécurité tente d’expliquer à un homme dépité, comprenant difficilement le français qu’il n’y a plus de tickets pour les titres de séjour, le quota des 120 quotidiens est atteint, il lui faudra revenir encore plus tôt (plus tôt que 7 heures) un autre matin s’il veut avoir une chance de ne pas passer son tour. A l’heure d’internet, d’aucuns s’étonnent « pourquoi ne donnent-ils pas des rendez-vous par créneaux horaires ? ».

    Une fois passé le portail de sécurité et obtenu le précieux ticket d’attente, il faut à nouveau prendre son mal en patience. Tous les sièges sont vite occupés et les places sont chères. Le temps s’égrène lentement. On pourrait se croire dans un aéroport international où se croise le monde entier. Certains fatigués de l’attente matinale, se laissent aller à un sommeil léger en attendant leur tour. Le silence est plus que relatif, ponctué d’appels nominatifs et d’avertissements sonores réguliers provenant des écrans d’affichage indiquant que tel guichet attend le numéro suivant. Dans ce lieu où tous viennent chercher des papiers, renouveler un droit, être régularisé, accueilli, changer de vie, devenir français, échanger un permis de conduire, etc., les agents ne ménagent pas leur peine. Et lorsque le ton monte à un guichet où une femme fait un esclandre. « C’est pas possible ! Je vais me plaindre !!! J’en peux plus… » prenant la foule assoupie à témoin, la sécurité intervient vite et une responsable prend aussitôt en charge le problème.  Ne pas laisser monter les tensions.  

    Les heures passent, les plus matinaux repartent contents d’avoir obtenu ce qu’ils attendaient. Les autres patientent encore et toujours. Dans un coin, des cris d’enfants se font entendre. Pourtant, aucun enfant ne faisait la queue à 7 heures en attendant l’ouverture ? Des poussettes sont apparues, des bébés portés, des petits, des moyens et des plus grands, tous accompagnant leurs parents, passage obligé pour obtenir les papiers pour toute la famille. Oui, c’est mercredi ! Le jour des enfants !

    Et d’un coup la vie est là sous nos yeux dans l’innocence de ces enfants dont l’avenir se joue peut-être en ce lieu. Les bébés dorment, on se demande comment dans ce brouhaha constant de gare. A un guichet, un jeune garçon d’environ 12 ans, d’origine slave, traduit à ses parents ce que vient de lui dire l’agent : il s’est trompé en remplissant la demande d’asile et elle n’est donc pas acceptée. Il faut recommencer toute la procédure. L’officier de la préfecture explique avec beaucoup de gentillesse au jeune garçon ce qu’il doit faire pour ne pas reproduire la même erreur. Quelle responsabilité pour ce garçon, si jeune et déjà en charge de faire toutes les démarches pour ses parents qui eux ne parlent pas français ! 

    Plus loin, une maman africaine en boubou suivie de ses quatre enfants sapés comme pour une noce, se dirige vers le guichet. Hélas, il manque un papier. Tractations. Le fils ainé, d’environ 10 ans, est envoyé en mission et repart avec un papier pour aller faire une photocopie. Tout beau dans sa chemise blanche immaculée, il bombe le torse et avec fierté s’en va d’un pas assuré montrer à tous qu’il se débrouille de tout ça, tandis que le reste de la fratrie monte la garde auprès de leur mère.

    Et puis, là sur les escaliers, un petit groupe de quatre ou cinq enfants s’est formé, tous d’origines différentes, mené par une petite fille aux longs cheveux noirs et au manteau étoilé qui du haut de ses 6 ou 7 ans, sait déjà parfaitement faire tourner son monde. Ses parents l’appellent sans cesse, mais elle esquive et continue son jeu avec beaucoup d’imagination et de détermination. A son âge, qu’y  a-t-il de plus important que jouer ? Le jeu commence par un saute-marche, une puis deux, puis trois… Cap ou pas cap ? Plusieurs enfants s’y mettent. Chacun son tour, dirige la meneuse étoilée ! Les adultes s’agacent, il faut arrêter. On joue à chat ? En se cachant derrière les jambes des parents, c’est très amusant ! Mais rapidement encore il faut trouver autre chose, les adultes n’aiment pas ça et un parent a repris d’autorité son enfant pour l’enlever du jeu. « Le père Noël ne viendra pas si tu n’es pas sage » gronde un papa.  Une petite fille blonde, vêtue de rose, chantonne une comptine avec les mains. Les autres enfants la regardent avec envie. Non loin, un petit homme en treillis, costaud pour ses 5 ou 6 ans, regarde avec curiosité ces jeux. Il a bien envie d’y participer mais cache son visage derrière les jambes de ses parents dès que la meneuse étoilée vient lui adresser la parole. Le gros dur est intimidé. Elle discute avec lui, mais la barrière de la langue ne lui permet pas de finaliser sa négociation. Qu’importe, la voilà repartie pour une autre aventure ; c’est un siège qui fera l’affaire pour le prochain jeu, tel un toboggan, on y grimpe et dégringole ! On peut même se cacher en-dessous ! Voilà qui amuse un petit père Noël de 4 ans assis en face sur les genoux de sa maman.

    Et c'est ainsi que le temps a pu passer, devant ce spectacle de l'innocence, de l'imagination toujours renouvelée et de la joie simple. Papiers ou pas, le mercredi, il faut relativiser car il y a des priorités que les adultes ne soupçonnent pas !!

      (Décembre 2019) 

  • Le mystère des anges

    C’était une gentille petite vieille dame, de celles qui servent un thé avec des petits gâteaux aux visiteurs de passage et demandent des nouvelles de la famille. La vie ne lui avait pas donné une famille aimante petite, et puis il y avait eu la guerre et ses privations qui, selon les médecins, avaient rendu sa santé fragile, comme toute sa génération. Pourtant, elle ne se plaignait pas, n’était pas pleurnicharde, jamais.

    Il y a quelques temps déjà, elle avait dit à son mari : « tu sais, je meurs ». Elle n’était pas triste ni révoltée. Il n’avait pas voulu entendre : il était le plus âgé, c’était donc lui qui partirait en premier, en toute logique ! Il avait tout préparé en ce sens et tout calculé pour qu’elle soit à l’abri du besoin et qu’elle n’ait rien à demander aux enfants qui ont leurs propres soucis. Pourtant les alertes se faisaient plus fréquentes. Et encore cette fois-ci où son mari l’avait retrouvée par terre, il ne savait pas depuis combien de temps. Le médecin avait dit à son mari : « elle quitte les urgences, je la fais monter en rééducation pour la remettre d’aplomb et ce sera tout bon ! ». C’est en tout cas ce que lui avait compris. Il était venu la voir ce jour-là, comme tous les jours. Elle lui avait dit des mots décousus qu’il n’avait pas compris tout de suite : « les enfants….. en-haut... poisson…. cuire…». Puis fatiguée, elle s’était tournée. Et c’est là qu’il l’avait vu. C’était un visage qu’il ne lui connaissait pas : comme transfiguré. Elle était lumineuse, avec une sorte de halo, et avait d’un coup un visage rond avec un sourire béa de bonheur comme… comme… oui, c’est ça, comme un chérubin ! Ce sourire avait l’air de dire « je pars », mais il était tranquille, apaisé. C’est ce qu’il racontera à sa fille le soir, il avait eu la vision d’un ange quand sa mère s’était retournée ! Ca ne l’avait pas étonné pour autant sur le moment. Le lendemain, il était allé visiter des maisons de retraite avec sa nièce et ne put venir voir sa femme à l'hôpital. Hélas ! Le téléphone sonna le soir. C’était l’hôpital, elle s’en était allée sans avoir revu son mari.

    Trois mois plus tard, notre veuf partit se reposer quelques jours en Normandie. Elle lui manquait, c’était terrible. A 91 ans, il découvrait en vérité la signification pour un couple du mot « moitié ». Il l’avait perdue sa moitié, il était à présent comme bancal, amputé. Il se rendit à Cabourg, dans cette ville balnéaire où ils aimaient ensemble venir se ressourcer. Il marchait cet après-midi là sur cette longue promenade en front de mer qu’ils arpentaient souvent. Sur un banc, seul, abandonné, un livre. Il regarda aux alentours, personne d’autres que lui en cette journée d’octobre, la promenade était vide. « Le livre des Anges ». Il le ramassa, le regarda « témoignages vécus ». Dès le début, ce livre l’interpella, et rapidement il tomba sur un passage qui le laissa coi : « leurs visages étaient ronds avec des sourires de chérubins ». C’était exactement ça ! C’est ce qu’il avait ressenti et vu sur le visage de sa femme. Sur la page précédente, il était écrit qu’une personne voyait des anges quand quelqu’un allait mourir. Ca lui en a mis un coup de lire ça ! L’impression de déjà vu, déjà vécu ! Mais ce n’était pas qu’une impression puisqu’il avait partagé cette expérience avec deux personnes de son entourage. Ce livre venait confirmer ce qu’il avait ressenti. Il avait bien vu un ange, et c’était la dernière fois qu’il avait vu sa femme vivante.

    Ce livre était-il là par hasard ? Non, il est en certain, c’était un signe de sa femme : « je suis arrivée là où je pensais, ça va bien en-haut ». Depuis, il est paisible, et n’a plus peur de la rejoindre un jour.

  • Dernier clin d'oeil

    J’ai mangé du regard ce visage cireux ressemblant à une statue du musée Grévin, je l’ai trouvé beau et reposé, tout à fait tel que je le connaissais, avec son sempiternel nœud-papillon, ses cheveux d’argent, ses poils sortant des oreilles dont ensemble on rigolait et son sourire charmant,

    Les hommes sont venus et sans bruit ont rentré la passementerie. Un sifflement de bouée dégonflée, pet incongru dans ce silence sans vie m’a mis aux lèvres, contre mon gré, une envie de rire et un sourire tristes à pleurer,

    Un ultime hochement de sa tête se soulevant puis s’enfonçant dans la soie semblait donner son accord pour ce grand départ, comme un dernier clin d’œil. Puis le couvercle a glissé avec silence, tact et doigté, nous privant progressivement de sa présence, de son visage aimé,

    Le lit s’est alors transformé en cercueil faisant apparaître la mort avec cruauté,

    Les agents mortuaires silencieusement ont entamé une ronde macabre autour du cercueil pour le fermer, l’un posant les visses, l’autre vissant, le dernier cachant les pointes dorées,

    Tu n’étais plus avec nous pour ponctuer leur dernier geste d’un « terminé » et c’était bien plus qu’un simple visage que la mort nous avait dérobé.

  • Le temps suspendu

    Plus de jour depuis plusieurs jours, plus d’heures dans la journée, plus de verbes conjugués, le temps comme suspendu depuis son départ vers d’autres cieux.

    Des temps partagés si étranges et forts,

    L’émotion douloureuse de la nouvelle qui clôt une page de notre vie, le silence de la chambre d’hôpital et les visages de circonstances du personnel attentionné

    Les yeux rougis des uns le matin, la nausée des autres, mais la douceur du cocon familial. L’action pour réconfort, ces moments très forts d’amour fraternel, ces préparatifs multiples qui font oublier la douleur qui nous réunit.

    L’image de son visage de gisant dormant, une esquisse de sourire au coin des lèvres, sa chemise rendue trop grande par la maladie et ses belles longues mains croisées sur le chapelet.

    Les hommes gris sans sourire qui s’activent silencieusement en un ballet bien réglé, l’adieu au visage.

    Les émotions qui se bousculent sur le parvis de l’église, les amis, les cousins chéris, la famille, les inconnus qui le connaissaient, moments forts de partages avec chacun, témoignages magnifiques sur l’homme qu’il était.

    La cérémonie autour de lui, les prières réconfortantes, les mots gentils, les larmes de ses petites-filles, les dessins des petits posés sur le cercueil qui descend solennellement, les fleurs pour le garder avec nous encore quelques jours, les fleurs pour nous rappeler que c’était son heure.

    Les souvenirs que l’on tricote ensemble autour de la table, la nausée qui s’estompe, les larmes qui s’assèchent petit à petit,

    Tout cet amour pendant quelques jours, tout cet amour et la présence réconfortante de ceux qu’on aime, ribambelle fleurie qui égaye la vie,

    Et la vie qui continue et nous reprend,

    Le temps atterrit vers un mardi.

  • Premier départ

    Mardi 6 mars

    Il a quitté sa maison qu’il avait mis tant d’années et d’amour à rénover, 

    Il a quitté ses meubles qu’avec son épouse il avait eu plaisir à chiner,

    Il a quitté ses objets aimés et toutes ces images qui ont illustré sa vie

    Il a quitté cette campagne à perte de vue qu’avec sa femme il avait choisie

    Il a quitté ses éoliennes contre lesquelles  il s’était tant battu

    Il a quitté son indépendance précieuse pour un séjour palliatif avant le grand départ vers des cieux inconnus.

  • A vendredi ?

    Ce moment émouvant où je t’embrasse sans savoir si je te reverrai la semaine prochaine, 

    C’est long une semaine quand on ne sait plus combien de jours ou de semaines on va pouvoir encore compter,
    C’est court une heure quand on a encore tant à se dire,

    Chambouler présent et avenir, vivre l’incertitude mais la certitude d’être là où l’on doit,
    Profiter encore un jour, une heure, un instant, 
    Le sentiment d’inachevé, l’urgence de prendre encore un peu de cette tendresse irremplaçable, une caresse sur la main, un regard, un baiser, un mot, 
    Plus de phrases, plus d’emphase, l’écoute, l’essentiel, l’important, les souhaits,

    La maladie qui arrête prématurément les vies, la dépendance et sa valse du médical qui casse le charme des partages, rythme les journées comme seul repère, baromètre du moral de tous, 
    La dépendance de l’indépendant, l’impensable, la stupeur, l’inconnu, 

    La grâce de ces moments où l’on est juste bien ensemble, moments réinventés de partage en famille autour d’un lit, bonheur volé surprenant où s’efface l’idée de cette minute terrible où une page de notre histoire familiale se tournera, 

    Les émotions qui vont et viennent, comme le soleil qui succède à la pluie dansant derrière ta fenêtre, les mouchoirs, le sel au bord des lunettes, les bras comme autant de mètres d’amour pour s’entourer les uns, les autres,

    Les paupières lourdes qui se ferment doucement en pleine discussion, le silence respectueux qui s’installe, l’observation du souffle, l’inquiétude du sommeil, l’incohérence du réveil,

    L’insouciance heureuse des enfants qui rigolent et courent et nous remettent dans la vie, la dent qui bouge de l’un, le sourire édenté et chocolaté de l’autre, le soutien affectif des plus grands,

    La musique pour apaiser l’esprit, la prière pour soutenir l’âme et réchauffer le cœur,

    Le froid de la nuit qui interroge sur les priorités qu’on se donne, sur la réalité de nos vies trépidantes pour quelle place pour ceux que l’on Aime, 

    Le temps déjà passé, le temps dépassé, le temps qui ne peut s’acheter, le temps qui nous trahit tous,

    "Au revoir ma chérie" tes mots qui résonnent en moi,
    A vendredi Papa, s’il plait à Dieu de te laisser encore jusque-là.

  • Fièvre

    Bouclette ne dort plus. Elle ouvre les yeux. C’est encore la pénombre. Une lumière diffuse filtre sous la porte de la chambre. Est-ce le soir ou le matin ? Ses yeux fixent le plafond, intrigués. Une petite bulle y est accrochée.

    Elle fronce les yeux pour mieux voir le phénomène, mais, plus elle veut comprendre ce qu’elle voit, plus la bulle grossit, s’étend, puis se multiplie. Les petites bulles clignotent telles des illuminations de Noël pour s’éteindre aussi vite qu’elles sont apparues et réapparaître un peu plus loin, toujours plus nombreuses, toujours plus imposantes.

    Bouclette se dit qu'elle doit rêver. Oui, sûrement. Apeurée par ces bulles qui s’étendent bientôt sur une partie du plafond et du mur, elle tourne la tête vers la fenêtre, espérant échapper à cette vision devenue angoissante. Mais bientôt, plafond et murs sont maculés de bulles… Bouclette tremble ; elle a chaud, très chaud. Trop chaud. C’est sûr, elle ne dort plus.

    Les bulles ont envahi l’espace, son espace, son lit, Bouclette. La voilà emportée par une bulle plus grosse que les autres. Elle est prisonnière. La bulle se met à rouler sur un chemin étroit. Bouclette est ballottée, tête en haut, tête en bas, à droite, à gauche… Elle est essorée comme dans une machine à laver le linge. Sa tête tourne ; elle a mal au cœur. La bulle roule sur un chemin sans fin et rien ne semble plus pouvoir l’arrêter…

    Bouclette voudrait bien que ce ne soit qu’un rêve. Sa salive ne descend plus dans sa gorge, tant ses amygdales sont serrées et douloureuses. Du haut de ses dix ans, elle sait bien ce qui se passe. Elle a de la fièvre et une angine, encore une fois. 

  • SON pape

    Ana m’accueille toujours avec la même gentillesse. Dans la petite entrée, une étagère avec quelques gâteaux et bonbons en attente pour le facteur ou les enfants du quartier. « Vous savez j’adore les enfants. Et je ne me sens jamais seule chez moi parce que ma maison donne sur la rue. Je vois les petits aller et venir de l’école et parfois, je leur jette des bonbons. Ils sont gentils !»

    Son intérieur est chaleureux et soigné, mais suranné et défraîchi. Sur le haut du canapé, confortablement installés, plusieurs peluches et deux poupées, nous observent l’air légèrement penché. La télévision se dresse face aux fauteuils en bonne position au milieu du salon. Au pied de l’écran, des bouilles encadrées d’enfants sourient aux visiteurs. Sur le mur, à côté des casseroles de cuivre qui tintent quand on les frôle, une étagère de souvenirs et bibelots semblant provenir des quatre coins du monde invite instantanément au voyage et ajoute à l’esprit bon enfant de la pièce. Tous ces objets semblent avoir été disposés avec grande précision et pas un gramme de poussière ne les voile.    

    « Asseyez-vous », dit-elle en restant debout, agrippée à sa canne.  « Je ne veux pas m’asseoir car j’ai du mal à me relever ensuite. C'est à cause d'un accident que j'ai eu il y a des années, une voiture qui m’a renversée. J’ai mis des mois à m’en remettre. Regardez ! ». Et Ana soulève un coin de sa blouse Blanche Porte à pois bleus et me dévoile sa large cuisse sur laquelle une cicatrice de 40 cm trace une médiatrice sur la cellulite, du dessus du genou jusqu’au bassin.

    « Vous devez avoir chaud par ce temps ? me dit-elle. Un verre d’eau ? ». Sur la table sur laquelle elle a fait de la place en poussant ordonnances et médicaments, trônent un verre et une bouteille d’eau fraîche. Tout est prêt ! « Buvez ! » Son ton ne souffre pas de contradiction.  

    Sur un coin du buffet, une pile de courriers commerciaux vendant à peu près tout attend d’être traitée : de la Blanche Porte à 30 millions d’amis, du club du livre aux collections numismates de Liriade, des sociétés de vente qui vous promettent des millions aux bienfaits des produits probiotiques en passant par les pierres miraculeuses apportant le bonheur... Chaque courrier est soigneusement daté à son jour de réception et les mots ou phrases importantes sont surlignés au marqueur jaune : « Je sais chère Ana que vous avez eu une vie difficile, les astres me l’ont dit. C’est pourquoi je vous écris aujourd’hui ! Maintenant, vous avez droit au bonheur !…. Et blablabla… ».

    Ana me regarde et ajoute aussitôt sur le ton de la confidence, en posant sa main sur mon poignet pour que je sois attentive : « vous voulez que je vous dise ? mon porte- bonheur, c’est MON pape ». De la poche de sa blouse, elle tire alors avec beaucoup de délicatesse une boite en plastique transparente et ronde dans laquelle se trouve une pièce. « c’est MON pape ! lance-t-elle fièrement. Jean-Paul II. Je le garde toujours sur moi, il me protège ». Et elle serre la pièce contre son coeur.

    « Vous savez, on n’a pas eu une enfance facile. Nos parents étaient partis en France pour travailler. J’étais restée au pays chez ma grand-mère avec mes frères et sœurs, il faisait très froid là-bas l'hiver. Mon frère aîné lui, était chez un oncle. Il était élevé à la dure, n’avait pas toujours à manger et dormait dans la niche du chien, dehors. C’est pas correct de traiter des enfants comme ça, non ? Je ne l’ai pas revu mon frère, il est mort à 11 ans... De maltraitance ! Comme on voit à la télé… Alors, moi, je ne peux pas comprendre. Comment peut-on faire ça à des enfants ?

    Plus tard, nous avons rejoint mes parents en France. Moman travaillait pour le directeur des PTT locales et parfois c’était notre père qui nous gardait. Mais mon père, il faisait des choses pas bien. Quand Moman travaillait, il invitait des amis à passer la soirée avec lui. C’était un prétexte pour avoir des témoins crédibles pour le dédouaner car pendant ce temps, il se passait des choses. Il a essayé avec moi mais je n’étais pas d’accord et je ne me laissais pas faire, alors il a embêté ma petite sœur. Il lui disait : « viens faire pipi avant de te coucher ». J’avertissais ma sœur de ne pas y aller, mais elle était trop naïve et elle obéissait. Et il lui faisait des choses, et ça s’est passé plusieurs fois !  Alors, un jour, j’ai tout raconté à Moman et je lui ai dit : « si tu le fais pas partir, c’est moi qui partirai !». Et elle l’a fait partir. »

    Et en disant ça, Ana s’éloigne de son pas chaloupé. Elle revient quelques instants plus tard, l’air tout joyeux, comme si elle avait déjà oublié ce qu’elle venait de me confier : « Vous avez vu mon nouveau bébé ? Il est beau, hein ? ». Et dans ses bras, tel l’enfant Jésus, elle berce avec fierté et tendresse une poupée qui a tout du nouveau-né. La copie est d’un réalisme impressionnant. « N’est-ce pas qu’on dirait un vrai ?  C’est Petit Amour. ». Et après quelques câlins - peut-être pour adoucir à défaut d'oublier la cruauté de ce qu'elle venait de me raconter - Petit Amour s’en va rejoindre les autres baigneurs sur le haut du canapé.

    Comme à chaque fin de rendez-vous, tous les sujets d'actualité sont évoqués pour me garder encore cinq minutes supplémentaires, jusqu’à que vienne le « au revoir, je vous regarde par la fenêtre », qui marque le dernier rituel. Et Ana est là, comme à chaque départ, derrière sa fenêtre à me dire au revoir d’un long signe de la main jusqu’à ce que j’aie tourné la rue.

    ***

    Hélas le jour est venu où la maison resta muette et les volets clos ; Ana n'était pas au rendez-vous. Un appel de la famille m’informa plus tard qu’Ana nous avait quittés. J'allai les aider à liquider quelques démarches et pénétrai dans ce lieu qui m'était devenu si familier et accueillant après deux années de visites. Mais ce n’était déjà plus la maison d’Ana. Plus de gâteaux ni bonbons à l’entrée, un canapé vidé de ses occupants et l’étagère de ces bibelots : la maison avait perdu son âme.

    Sur la table dans un carton s’entassait pêle-mêle tout un tas d’objets. « On a dû faire un de ces ménages ! Tenez, tout ça, c’est bon pour la poubelle. Mais si vous voulez quelque chose, servez-vous ! ». J’aperçus quelques pièces de collections que je proposai de donner à une autre dame collectionneuse, en remerciant la famille qui ne semblait pas s’émouvoir le moins du monde du sort de ces objets insignifiants. Parmi ces quelques pièces, une plus grande attira mon regard, comme un signe.... Au milieu des détritus, elle semblait dire "sauve-moi ! Je la pris au creux de ma main. ". C'était « SON » Pape ! Ce Pape qu’Ana ne quittait plus jamais et qu’elle a sûrement rejoint à présent...

  • Voisins

    Dans nos quartiers résidentiels de banlieue, les maisons se succèdent souvent collées les unes aux autres. Cette promiscuité n'est pas sans conséquences car il faut savoir partager son bout de trottoir avec les voisins (notamment pour garer les voitures), et rester courtois avec ceux qui ne le sont pas. Fort heureusement, il y a aussi de bons moments passés avec ceux que nous apprécions.

    Les voisins ? Vaste sujet ! 

    - il y a ceux de droite avec lesquels nous sommes devenus amis parce que nos filles ont fréquenté la même classe, parce que nous pratiquons des échanges ("t'as pas un oeuf ? il te reste un peu de farine ? tu aurais pas un médicament pour les allergies ? tu me prêtes ton échelle...."), mais aussi parce que nous aimons partager ensemble un bon petit apéro ! Nous sommes conscients de la chance que nous avons de nous être trouvés et d'avoir sympathisé (il parait qu'avec les anciens proprios, c'était pas la joie...). Bref, ils sont vraiment sympas ! (j'en rajoute un peu au cas où ils liraient ces lignes...).

    - il y a les gentils petits vieux à gauche, que nous saluions quand ils prennaient le soleil dès les premiers rayons du printemps, qui se reposaient, heureux et paisibles, dans leur jardin fleuri en été, mais qui se fanaient un peu plus chaque automne. Et puis, il y a eu un printemps où il n'y en avait plus qu'un et le suivant où il n'y en avait plus aucun... Les printemps passent à présent sur le jardin sans plus personne pour en profiter.

    - il y a les voisins d'en face (les numéros impairs) : la petite mamie qui ouvre ses volets en même temps que nous le matin. Elle ne sort plus guère et les infirmières la visitent deux fois par jour. Elle a une femme de ménage, un jardinier et un fils qui vient souvent pour le déjeuner ou en famille le week-end. A sa droite, il y a la maison de  "super papy", super dynamique mais super bavard, à qui il ne faut pas se risquer à adresser la parole le matin quand on est pressé ! Il y a les voisins plus discrets qui saluent du bout des lèvres et vivent en totale autarcie, ou encore le bricoleur avec qui on échange outils et "trucs et astuces" et occasionnellement un peu d'huile de coude.

     Au final, on connait plutôt bien les deux ou trois maisons de chaque côté et en face de chez nous, mais ça ne va guère plus loin. Et quand je parle de mes voisins à d'autres connaissances du bout de la rue, ils ne les connaissent pas : c'est long une rue ! 

     Et puis, il y a la maison de derrière, celle des voisins dont vous ne connaissez pas le nom et que vous ne croisez jamais puisqu'ils n'habitent pas la même rue, mais avec lesquels vous partagez un mur mitoyen : le "voisin du fond du jardin".

    Ce voisin-là, nous connaissons sa vie : les déjeuners dominicaux en famille, les barbecues entre amis, les fêtes d'anniversaires de leurs jeunes souvent en juin après les examens, les volets qui indiquent les heures de lever et coucher ou les départs en vacances, la couleur des draps qui sèchent en été, l'abri de jardin refait à neuf, la camionnette des pompiers qui vient chercher le père qui s'est coupé le bras en bricolant, la jeune fille sans nom qui fume sa cigarette le matin et que l'on aperçoit en ouvrant nos volets...

    Somme toute, nous connaissons leur rythme de vie, leurs habitudes, sans jamais (ou presque) leur avoir adressé la parole. Quant à eux, ils ont vu monter nos murs, connaissent aussi nos habitudes, les volets du dernier que l'on ferme à l'heure où eux passent à table, les ballons qui arrivent chez eux, les bruits de bricolage ou les mélodies du piano. Ils étaient et sont aux premières loges ! Tant et si bien que nous avons l'impression de les connaître. 

    Cette semaine, un faire-part sur la porte de la boulangerie annonçait le décès d'une jeune fille... "Pauvres parents !" pensai-je, sans y prêter plus attention : je ne connais personne de ce nom ! C'est toujours triste de voir des parents annoncer le décès de leur enfant. On ne peut rester insensible.

    Et c'est au détour d'une conversation avec un autre voisin que nous avons réalisé que nous ne verrions plus la jeune fille qui fumait sa cigarette le matin quand nous ouvrions nos volets. Adieu Léa ! Il aura fallu que tu meures pour que nous sachions ton prénom ! "Mais pourtant, je l'ai vue il y a quelques jours fumant sa clope matinale ?!!"...

    Quelques heures, quelques jours... Les jours défilent dans nos banlieues et des drames se jouent à quelques mètres de nous.  

  • Transports

    Il n'y a rien de moins commun que les transports du même nom et le sujet n'est pas plus ennuyeux que de parler d'un chantier. Voyez-vous, lassée de la poussière, des parpaings et autres BA13, j'ai repris un travail depuis peu. Métro, boulot, dodo ? Pas encore ! Quand on commence une nouvelle aventure, nos sens sont en éveil à toutes les nouveautés qui s'offrent à nous. Ce n'est plus le cas pour vous ? Respirez un bon coup ! Et en voiture !

    Me voici donc le matin filant prendre mon train. Le voilà qui arrive au loin, serpentant comme un ver de terre. Il ralentit, s'arrête devant les petits troupeaux de voyageurs hagards, programmés pour monter et descendre, mais qui ont tout de même repéré au centimètre près l'emplacement de la porte qui les intéresse. Pas une minute à perdre, la fermeture des portes menace déjà alors que les voyageurs ne sont pas encore tous montés ! Ouf, j'y suis. Quel bonheur ! Il faut jouer du livre à livre ou du journal-journal pour se frayer un espace acceptable. Enfin le temps de lire ! (c'est quand même le principal intérêt des transports en commun franciliens). Le wagon est curieusement silencieux malgré le nombre important de personnes. C'est presque bizarre un tel calme ! Les visages sont fermés, insensibles et absents.

    Les voyageurs sont répartis en deux classes sociales : ceux de la première heure, les vernis qui sont assis, et puis le troupeau (dont je suis), balloté au gré des irrégularités du trajet. Certains lisent un livre ou un journal, d'autres paraissent endormis. Pourquoi ces voyageurs ont-ils tous la tête baissée en ce début de journée, comme s'ils faisaient pénitence ? Un jeune se fait bercer par un fond musical, qui profite d'ailleurs à tous ses voisins. Je rigole en voyant la taille ridiculeusement petite de son Ipod et en repensant au baladeur à cassette que j'utilisais étudiante... Un homme debout pose la main sur l'épaule de sa femme assise, qui la lui saisit et la caresse. Comme c'est agréable un peu de tendresse dans ce monde en détresse ! Les vitres s'embuent au fur et à mesure des minutes qui s'échappent. Les maisons défilent. Les ouvriers sont à l'oeuvre dans les chantiers, les enfants courent dans les cours d'école. Un volet se remonte et laisse apparaître une petite mamie en robe de chambre rose et bigoudis. "Bonjour, Madame ! Le ciel est bleu, c'est une belle journée de printemps. Profitez-en."

    Nous nous engouffrons dans un tunnel noir comme un four. Les livres se rangent, les journaux se plient, les têtes se relèvent et prennent un air sévère mais toujours aussi absent. Tout le monde est sur le qui-vive. "La Défense" ! Les portes s'ouvrent et, toutes griffes dehors, la foule se rue comme un seul homme, vers les escaliers. Un inconscient défie le courant de cette marée humaine, dans l'espoir fou de monter l'escalier et d'attraper le train qui, narquois et indifférent, annonce déjà son prochain départ.

    Le courant me porte, presque sans toucher terre. Pas le choix, marche ou... marche. Deux couloirs se croisent, créant un premier ralentissement. Puis un deuxième se forme devant la barrière de péage ; on se croirait à Saint Arnoult un dimanche de grand retour ! Plus lucide que mes collègues défenseurs, je me faufile vers la file de droite qui est, comme toujours, plus rapide et, avec mon passe liberT, je franchis sans encombre cet obstacle. "Cliquetis, cliquetas, passe par-là" semblent chanter en choeur les tourniquets. Je me retrouve dans le hall de la Défense, qui porte bien son nom. Il faut se battre pour avancer dans le sens choisi : les gens pressés se croisent et s'entrecroisent sans se rencontrer, se doublent et se bousculent pour aller s'engouffrer dans une autre rame, vers un autre tunnel. On ne reste pas à la Défense, on y correspond mais pas humainement. Quelques courageux essayent de croiser cette bande humaine pour entrer dans un magasin, parfois en vain.

    Absorbée par la masse noire de la foule dont seuls les pas martèlent le silence, je me dirige irrémédiablement vers la bouche affichant victorieusement les numéros des lignes de bus tels les numéros gagnants du loto. Là, deux grandes langues avalent ses victimes, consciencieusement, les unes après les autres, vers une journée plus ou moins glorieuse. En haut de l'escalator, une tour surplombe l'entrée du gouffre et un bout de ciel apparait comme pour rappeler que nous vivons bien sur la planète bleue. Pas le temps d'en profiter, virage à droite, direction l'aérogare... des bus. C'est un long couloir fait de briques et d'acier avec des spots alignés au plafond rappelant une piste d'atterrissage. D'ailleurs, on a vraiment l'impression d'être dans un hall d'aéroport (en moins propre). Des deux côtés se trouvent, tous les 20 mètres, les portes d'accès aux bus avec le numéro du vol. Des écrans indiquent le prochain départ et les usagers se pressent dans ce long couloir.

    Comme un mouton de panurge, je m'entasse dans la masse bigarrée du 258 en partance pour Nanterre. Toujours ce même silence matinal. Une petite femme arrive et tombe dans les bras d'une de ses collègues. La conversation va bon train : "ça va ?" dit la première à la tête de Julie Andrews dans "La mélodie du bonheur" et au sourire béat. "Et le boulot, ça va ?" Non, décidément, la pauvre petite femme ne va pas, entre un chef évidemment acariâtre et exigeant et une mauvaise nuit à cause de maux de dos qu'elle a souvent, mais c'est pas grave, ça va passer et, non, elle n'a pas vu de docteur... "Et sinon, ça va ?"...  Sauvée par l'arrivée du bus, Julie Andrews coupe court au monologue de sa petite collègue collante pour se concentrer sur son ticket à valider et sur sa place dans la file (si on peut utiliser ce nom pour l'amas de personnes qui se poussent pour obtenir chèrement sa place dans l'embarquement en cours). "On tasse ! On tasse encore un peu au fond, s'il vous plait !" C'est qu'on en met du monde dans un bus !

    Nous démarrons. Toujours le silence mais à y bien écouter, on peut entendre le tintamarre assourdissant des pensées des uns et des autres : la fièvre du petit, les prochaines vacances à prévoir, le rapport à finir pour avant-hier, la grand-mère souffrante, la météo du jour, le rendez-vous avec l'instituteur, le frigo vide, le bac du grand à réviser, la voiture en panne, le loyer à payer, les impôts à provisionner, le déménagement à organiser, la rupture à annoncer, la bonne soirée d'hier et la nuit torride qui a suivie, etc. Et ce bus qui se traîne... A mes pieds, un autocollant fixé sur le sol propose les services à domicile d'un ostéopathe... Où est-elle la petite dame souffrante ?

    Montées et descentes s'entrecroisent en râlant. Et le bus, toujours aussi lourd, repart péniblement. Un voyant rouge s'allume, tandis que le haut-parleur me sort de mes conjectures sur la nature humaine : "fini dodo, fini métro ! Au boulot !" J'y suis enfin, après une heure ! La journée peut commencer sans heurts.