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Jeunesse à Haïti

Mon père avait été en Haïti avant ma mère pour prendre ses marques dans l’entreprise et organiser notre arrivée. Il avait sa propre maison avec une cuisinière, et nous n’habitions pas près des grands-parents. Quand il a fait venir ma mère, la maison était au plus haut de Port-au-Prince. Il voulait que ma mère ait le plus d’air possible, la ville basse étant plus étouffante. La bourgeoisie européenne habitait en haut car il y faisait plus frais. Mais derrière la maison, il n’y avait rien du tout, c’était la forêt, le maquis, une réserve d’insectes (araignées, scorpions, etc.). Par ailleurs, pour arriver à la maison, les rues n’étaient pas goudronnées et quand il y avait une pluie d’orage, il était difficile de rentrer dans son garage. Mes parents n’ont pas conservé cette maison et en ont pris une autre dans un quartier où la route était tout juste goudronnée et qui était plus grande avec une cuisinière et un jardinier. La maison avait un bassin, sorte de petite piscine en béton, et un jardin. Puis nous avons déménagé à nouveau pour une maison plus petite avec juste une cuisinière et pratiquement pas de jardin, certainement pour une raison financière. Mon père était comptable et ne menait pas grand train.

Ma mère n’était pas heureuse d’aller vivre à Port-au-Prince et y est allée à reculons, mais elle n’avait pas le choix. J’avais sept ans à notre arrivée. Mes parents m’ont inscrit dans une institution religieuse. Il n’y avait pas beaucoup de choix : soit un lycée protestant à la mauvaise réputation, soit un catholique, St Louis de Gonzague, à Port-au-Prince tenu par les frères de l’instruction chrétienne en soutane. [...] J’ai étudié de la classe de septième à la première dans l’institution. Dans la colonie française et dans la famille de mon père, il n‘y avait pas d’enfant de mon âge. Mes seuls copains étaient à l’école, tous Haïtiens et parlant créole. Je l’avais appris et le parlais à l’école où c‘était pourtant interdit. Mais, passé la porte de l’école, je n’avais plus d’amis. Je n’ai jamais connu les parents de mes copains et mes parents ne les connaissaient pas non plus. Mon père n’était pas raciste, étant Guadeloupéen de naissance, lui-même issu d’une famille métisse. Ma mère issue d’une famille du nord, blonde aux yeux bleus, avec son caractère distant et timide, n’avait aucune relation avec les gens du pays. Il n’y avait pas de relations entre Européens et Haïtiens ; nous étions des étrangers là-bas. J’étais le blanc français.

Pour les Haïtiens, il y avait deux catégories de blancs : blanc américain ou blanc français. Les Français n’avaient pas de relation avec la population américaine. La République d’Haïti avait dû faire un emprunt aux États-Unis et des soldats américains étaient présents certainement pour garantir cet emprunt. Ils coiffaient la police, l’industrie, la gendarmerie, l’armée. Haïti était sous la coupe des Américains. C’était pourtant une ancienne colonie française jusqu’en 1804, date à laquelle les esclaves se sont révoltés (ça s’appelait Saint Domingue à l’époque) et ont chassé les Français de la partie ouest de l’île. L’autre côté de l’île était exploité par les Espagnols. La république ayant du mal à survivre a fait des emprunts aux Américains.

Mon père avait sa voiture, comme toute personne de la petite bourgeoisie. J’allais le rejoindre l’après-midi dans son bureau et il me remontait tous les soirs. Le matin, je descendais à pieds (deux kilomètres environ). Nous habitions assez loin de la ville sur les hauteurs. Port-au-Prince a un port et est entouré de montagnes. Tous les Européens ont des domestiques noirs là-bas : cuisinière, jardinier… J‘ai gardé de cette époque le fait de n’avoir aucun préjugé de couleur : noir, lait ou métis, pour moi c’est pareil. Je disais toujours café au lait « avec plus ou moins de lait »… c’est pareil.

A l’école, il y avait des pensionnaires et des demi-pensionnaires. Je n’étais ni pensionnaire ni demi-pensionnaire. Le midi, j’allais déjeuner chez des gens dans une petite maison non loin de l’école. J’avais droit au repas de midi : un bout de viande, du poulet comme viande principale, un légume, et surtout « pois et riz » (riz et haricots rouges) plat national parfois agrémenté de champignons noirs. [...] Dans l’institution, il n’y avait pas d’uniforme. Mais pour aller à la messe, il fallait avoir un costume, une cravate et une casquette du dimanche. Ma mère n’a jamais voulu que je mette la cravate car elle trouvait que c’était ridicule dans un pays chaud de mettre une cravate, Haïti est un pays tropical. Comme l’institution était catholique, nous avions donc des cours d’Histoire Sainte, des prières tous les jours et la messe obligatoire le dimanche. En Haïti, les gens sont très croyants et allaient beaucoup à l’église. Mes parents étaient catholiques mais pas pratiquants, ma mère ne mettait jamais les pieds à l’église mais comme c’était la tradition, j’avais été baptisé. Elle m’envoyait à la messe quand c’était obligé mais n’y allait jamais. Quand j’ai quitté Haïti en 1933, j’étais tellement saturé de religion catholique que je n’ai jamais pu ni voulu mettre les pieds dans une église. Je subissais ces rites, il fallait y passer, j’y étais obligé : prières, messes, sacrements, la confession (je ne savais jamais quoi dire), j’ai toujours pris ça comme un rite obligatoire et l’Histoire Sainte comme les Contes des mille et une nuit. Le jour où je n’ai plus eu l’obligation de m’y plier, j’ai tout oublié. Pour moi, la messe c’était interminable, je n’attendais qu’une chose, c’est que ça finisse ! Je n’ai pas conscience d’avoir eu un jour la foi. C’était ailleurs, ça ne me concernait pas. Plus tard, je me suis marié à l’église parce que c’était la tradition et que ma femme voulait la sortie de l’église avec la belle tenue. Elle n’était pas pratiquante mais voulait la tradition, tout comme elle a voulu que les enfants fassent leur cathé chez monsieur l’abbé par tradition.

Comme j’étais toujours tout seul, je lisais beaucoup. J’ai presque tout lu de Jules Verne. Le premier que j’ai lu, Les enfants du capitaine Grant m’a passionné, puis Vingt mille lieues sous les mers, Le tour du monde en quatre-vingts jours. Il y a beaucoup de personnages de Jules Verne qu’on retrouve dans d’autres épisodes, comme le capitaine Nemo qui intervient aussi dans Les enfants du capitaine Grant. J’étais passionné par cette littérature. Ensuite, j’ai lu beaucoup de sciences fictions de l’époque (ce qui n’a rien à voir avec maintenant !). A part la lecture, mon autre activité principale était le mécano découvert à Enghien et dont j’avais de nombreuses boîtes. Mon univers était peuplé d’automobiles, d’avions, de tout ce qui pouvait se monter et se démonter.

Quand mes parents sortaient, j’avais le droit d’utiliser la radio de l’époque. Sur une table, il y avait des boites avec des tas de boutons, des batteries de 12 volts, des écouteurs ; c’était un monument ce poste radio ! Je tournicotais les boutons et la musique résonnait. Quand c’était du jazz, je continuais à tourner et je n’écoutais pas, mais quand j’attrapais une émission avec de la musique classique, j’aimais beaucoup ça. C’était des émissions américaines qui venaient de Floride. J’ai appris le piano à l’école. Le professeur de piano était un vieux bonhomme tout sec, religieux comme les autres, qui a essayé de m’apprendre les rudiments du piano et le solfège. Mais ce n’était pas lui qui faisait apprécier la musique. En revanche, lors de séjours en France à Paris pendant les vacances, j’ai reçu des leçons de piano d’un professeur, un jeune aveugle, et avec lui, j’ai « senti » la musique. Il était passionné et m’a fait comprendre la musique. C’est lors de ces deux séjours (un mois ou deux) que j’ai pris goût à pianoter. J’ai continué les leçons de piano jusqu’au bac, mais c’était chaotique.  

C’est en Haïti également que j’ai découvert une de mes passions, les mots-croisés. La femme du jeune associé d’un oncle, avait proposé de m’emmener avec elle lors d’un voyage d’une centaine de kilomètres. Ce type de voyage durait la journée à Haïti car les routes étaient difficilement praticables, avec parfois des rivières à traverser, etc. Cette femme avait la réputation d’être « évaporée », c’est-à-dire d’avoir des mœurs légères. Mais dans la colonie française, c’était comme la province et les langues allaient bon train ! J’avais environ treize ans et j’étais très intimidé de voyager avec elle. Pour passer le temps, elle m’a passé un  journal avec des mots-croisés, jeux qui commençaient à l’époque. Ce voyage a éveillé une passion ! J’ai passé parfois des jours et des jours à trouver un mot.

Pour m’apprendre un peu l’anglais, j'ai fait un séjour linguistique à La Jamaïque, colonie anglaise. Je devais avoir quatorze ans. Mes parents avaient trouvé des Jamaïcains chez lesquels je suis allé passer un mois de vacances. J’ai pris l’avion et c’était mon baptême de l’air. C’était d’ailleurs l’inauguration de la ligne d’hydravion amphibie qui faisait la liaison Port-au-Prince à Kingston. La famille avait deux garçons nettement plus jeunes que moi, qui allaient à l’école et n’étaient pas en vacances. Je les ai à peine vus et ils ne s’intéressaient pas beaucoup à moi car ils avaient leurs occupations. Pendant que les fils étaient à l’école, je discutais avec le jardinier, je me promenais et les parents m’ont fait faire un peu de tourisme. Ces vacances m’ont marqué car elles étaient très pittoresques à tous points de vue. Une chose par exemple, m’a beaucoup étonné, c’est qu’en Jamaïque, tous allaient se plonger dans les bassins (la piscine de l’époque) aussitôt après le déjeuner. J’avais toujours entendu ma mère dire que, quand on avait déjeuné, il ne fallait pas aller se baigner avant deux heures pour attendre que la digestion soit faite. Les Jamaïcains ne faisaient pas attention à ça, alors que ma mère était très à cheval dessus ! J’ai aussi découvert pour la première fois le cinéma en plein air, les drive-in.  On restait dans sa voiture pour regarder le film qui passait sur un grand écran. Un jour que nous revenions de ce drive-in, j’ai vu la mère de famille qui prenait une grande bassine qu’elle a remplie d’eau et elle est allée à la salle de bains. Là, elle a ouvert les robinets et de gros cafards (3 ou 4 cm !) sortaient dans tous les sens. Aussitôt, elle les a ramassés à pleines mains pour les noyer ! Même le trajet retour a été pittoresque car j’ai passé la nuit sur le pont du cargo qui nous ramenait de Kingston à Port-au-Prince, à la belle étoile, entouré de migrants.[...]

Mes parents sortaient très rarement et peu d’amis venaient à la maison. Quand il y avait du monde chez nous, mon père aimait se mettre au piano. Il ne se faisait pas prier. Il jouait son morceau de bravoure, un prélude de Rachmaninov, qui m’a donné le goût de la musique harmonique. J’ai toujours aimé les compositions d’orchestre, les couleurs de l’orchestre, le piano avec beaucoup de notes. C’est Rachmaninov qui m’a fait aimer la musique classique ! Après son prélude, mon père passait automatiquement sur de la musique guadeloupéenne, haïtienne : rumba, biguine, meringué… Il avait du rythme, faisait danser les gens et aimait faire la fête. Ma mère elle, avait arrêté la musique, je ne l’ai jamais entendue chanter. Elle n’a jamais voulu chanter non plus devant les amis qui demandaient parce qu’ils savaient qu’elle avait eu un prix de conservatoire.

Mon père était tout à fait l’opposé de ma mère. Il était très ouvert, très bon, gentil et aimait se déguiser. S’il fallait faire le père Noël, c’était lui ! Il ne demandait qu’à vivre. Il a tout fait pour rendre ma mère heureuse. Mon père adorait sa femme et était en admiration devant elle. Elle était repliée sur elle-même, très réservée. Elle n’avait pas d’amies et ne se liait pas.  Elle ne fréquentait pas les Haïtiens et la famille lui tournait le dos. Mon père a fait tout ce qu’il a pu pour la rendre heureuse mais c’était difficile. Ma mère n’était pas très affectueuse ni démonstrative. Elle n’était pas heureuse. Je n’ai pas de souvenirs de gestes affectueux de sa part. Aucun. Les seuls souvenirs que j’ai d’elle en tant qu’enfant sont des colères, des réprimandes et des instructions : « il faut faire ça, il faut faire ci…. ». Ma mère avait très peu d’activités et vivait repliée sur elle-même. Elle disait ce qu’il fallait manger, donnait les instructions aux domestiques, notamment quand il fallait utiliser les produits européens. Je ne me rends pas compte de ce qu’elle pouvait faire la journée.

Mon père faisait la comptabilité de la Maison de café. Il allait très souvent à Petit Goâve où était l’activité principale. C’est là qu’étaient les plantations de café, le séchage, la mise en sac. C’était un café assez fort et assez sucré, comme on le buvait à Haïti à l’époque. Mon père travaillait jusqu’à cinq heures le soir. C’était un père très ouvert, l’opposé de ma mère ; il était familier avec tout le monde, parlait volontiers au gens et s’entendait bien avec le monde. C’était un de ces hommes dont on dit souvent « il est trop gentil ». Au décès de mon grand-père des années plus tard, il y a eu des histoires d’héritage et mon père n’a certainement pas eu sa part comme il aurait dû. [...]

Mes parents avaient très peu d’amis. Il y avait surtout des Suisses qui avaient quatre ou cinq filles plus jeunes que moi. C’était pratiquement les seuls Européens que mes parents fréquentaient. J’ai souvent été chez eux. Je jouais avec leurs filles qui étaient quasiment les seules enfants avec lesquelles j’ai jouées en Haïti.

En Haïti, quand un bateau de guerre faisait escale, on mobilisait les bourgeois de Port-au-Prince pour recevoir les officiers. Un jour, le navire-école La Jeanne d’Arc, ancien croiseur cuirassier, s’était arrêté. Nous avions alors reçu à déjeuner le commandant de La Jeanne d’Arc, Ce commandant allait devenir un personnage historique. De commandant Darlan, il est devenu l’amiral Darlan, chef du premier gouvernement de Pétain, puis gouverneur d’Algérie. Il a été assassiné en 42.

Avec mon père, nous avions des discussions pratiques sur la vie quotidienne. Sur la voiture par exemple. Il était bon bricoleur. Dès qu’il bricolait, j’allais le voir et essayais de l’aider, de participer : démonter, remonter, améliorer, comprendre comment ça marche, j’adorais ça ! C’est également mon père qui m’a initié à la photo. J’ai eu mon premier appareil photo vers 12 ans. C’était une box comme on disait, un appareil qui était une simple boite carrée de 8 cm par 12 avec un film de six photos, format 6/9me. Il n’y avait qu’à appuyer sur le bouton pour prendre la photo. L’appareil était pliant : on l’ouvrait, le dépliait, ainsi que son petit viseur. J’ai suivi le perfectionnement des appareils au fur et à mesure des années, et j’ai dû changer dix ou vingt fois d’appareil ! Mon père a eu un Verascope qui permettait de prendre la photo avec deux viseurs, ce qui donnait de la profondeur et du relief à la photo quand on la regardait ensuite dans un appareil de visionnage. Beaucoup de photos ont été développées par mon père. Il n’était pas plus photographe qu’un autre mais à cette époque, on aimait bien avoir des souvenirs.

J’ai conduit très tôt. Mon père m’avait appris ainsi que Wilfried, le chauffeur de mon grand-père. Je conduisais la Buick de mon grand-père, une grosse américaine, il n’y avait que ça là-bas. Les auto-écoles n’existaient pas à l’époque, on s’arrangeait. C’était très simple comme formation, tout comme l’examen. J’ai passé mon permis de conduire une première fois en Haïti en 1933, l’année de mes 16 ans. Mon père devait connaître plus ou moins le policier qui m’a fait passer l’examen. Il lui a dit que j’avais 16 ans, et le gars l’a cru. Il m’a fait faire deux ou trois manœuvres et ça suffisait. Mais ce permis n’était pas valable en France et j’ai dû le repasser dès que j’ai eu 18 ans.