Une enfance au siècle dernier (1913-1920)
- Le 09/11/2013
- Dans Extraits de récits
Extraits du récit de Marthe C.
[...] Quand la guerre de 1914 a débuté, mon père a rejoint son régiment d’infanterie à Autun. Il a disparu au début de juin 1916 au fort de Vaux à Verdun lors des grandes offensives de juin 1916 ; on ne l’a jamais retrouvé. Nous n’avons jamais su exactement quand ni comment il était mort car la bataille de Verdun a été très meurtrière [...] Il avait disparu avec des milliers d’autres. Chose curieuse sur le monument aux morts, il y a la liste des morts et, au-dessous, celle des disparus sur laquelle on peut lire son nom. Mais, mon père n’est pas compté dans les morts. J’en ai toujours été étonnée…[...]
Pendant la guerre, les économies ont fondu, il fallait bien vivre. Il n’y avait aucune allocation d’aucune sorte. On devait se débrouiller et la famille y aidait beaucoup. Tous étaient très solidaires. Les oncles et tantes de Lyon étaient très gentils pour Maman. Ma sœur et moi étions souvent habillées avec les affaires de deux cousines lointaines un peu plus âgées que nous. J’ai souvent eu les habits des autres, mais ça m’était égal, c’était comme ça !
Après la guerre, ma mère a fait comme toutes les veuves de guerre. Elle et ses amies s’étaient toutes mariées à peu près à la même époque. Elles avaient eu leurs enfants en même temps et les pères étaient partis à la guerre. Ils avaient trente ans et commençaient leur vie ; ils n’avaient pas laissé d’économies derrière eux. Les femmes, elles, n’avaient pas été habituées à travailler ; les filles de la bourgeoisie étaient élevées pour se marier et avoir des enfants. Toutes ces femmes ont essayé d’avoir des petits métiers qui rapportaient un peu d’argent, car il fallait bien vivre. La vie n’était pas facile. [...] Beaucoup de nos amis étaient orphelins. Nous habitions la campagne, il n’y avait rien. Néanmoins, j’ai un souvenir très heureux de mon enfance. [...]
***
Nous avons donc vécu jusqu’en 1920 chez mes grands-parents avec une de mes tantes (dont le mari était aussi à la guerre) et sa fille.[...]
La maison était parfaitement inconfortable, ce qui n’avait rien d’extraordinaire à l’époque. Il n’y avait pas d’eau courante : l’eau était dans la cour et il fallait la pomper. Il n’y avait pas de baignoire mais des tubs. Nous disposions de tables de toilettes avec une cuvette et un broc d’eau. D’une manière générale, à cette époque, on se lavait peu. Les toilettes étaient dans la maison, ce qui était bien le seul confort !
Pas question de téléphone, ça n’existait pas. Les campagnes n’étaient pas électrifiées à l’époque, il n’y avait donc pas d’électricité dans la maison. Nous avions des lampes à pétrole que nous transportions souvent d’une pièce à l’autre et le soir, chacun prenait sa lampe Pigeon pour monter dans sa chambre. Il y avait un gros poêle dans le vestibule qui était censé chauffer toute la maison et qui ne chauffait en réalité qu’autour du poêle ; partout ailleurs, nous avions froid…
La maison était régie par une grand-mère adorable qu’on appelait Bonne-maman. Il y avait une bonne, bien qu’il y ait eu peu d’argent. [...]
Une pièce nous était réservée ; on l’appelait le petit salon. Nous y jouions les jours de pluie. Il y avait là un vieux canapé que notre imagination avait transformé en bateau : nous partions en voyage en nous racontant des histoires, sans avoir jamais vu la mer.
Le soir, la nuit arrivait doucement et nous plongeait dans la pénombre. Nous adorions ce moment où, petit à petit, tout disparaissait dans l’ombre, car on n’allumait les lampes (qui éclairaient fort peu) que lorsque la nuit était vraiment là. Devant la cheminée de notre petit salon, nous nous regroupions tous les quatre autour de la vieille Marie-Louise qui nous racontait des histoires. C’était magique, envoûtant ! Une douce somnolence nous gagnait. Quel bonheur !
Il y avait aussi les malles du grenier. Elles contenaient les robes de bal d’autrefois de ma grand-mère et de mes tantes, robes d’avant-guerre faites dans des tissus merveilleux. Nous nous habillions avec et nous imaginions des visites de « dames » en imitant les grandes personnes !
Nos jeux d’enfants étaient pleins d’imagination. Une grande terrasse à colonnades bordait la maison. Sur celle-ci, nous avions disposé des assiettes en terre. Nous allions chercher des têtards dans une petite mare à côté et nous les mettions dans la première assiette. Quand ils prenaient leurs membres arrière, nous les passions dans une deuxième assiette. Quand ils prenaient leurs membres avant, nous les transférions dans la troisième assiette et, dans la quatrième, c’était des grenouilles. Nous étions ravis ! Mais, très vite, hélas, elles partaient.
Nous étions tout le temps dehors, été comme hiver, et pas plus habillés l’hiver que l’été. Même par temps de neige, nous avions les jambes nues et les avant-bras également. Nous portions des chaussettes et des jupons tricotés en grosse laine. Nous n’avions pas froid. D’ailleurs, j’ai été élevée dans le froid et je n’ai jamais froid. Nous n’étions pas malades parce qu’il n’y avait pas de médecin. Quand nous toussions, on nous mettait des cataplasmes.
Élevés à la dure, nous avions tous une santé solide. Parfois, nous tombions et nous écorchions les genoux ou les bras. Nous pleurions un peu et partions à la recherche d'une grande personne qui disait (sans avoir regardé) : « Ce n’est rien. Viens !» Elle soufflait un peu sur la blessure et on n’avait plus mal. Du moins, en était-on persuadés ! Pas question de soins. Et maintenant, pour la même chose : pleurs, cajoleries, pansements et même cadeau de consolation. Ah ! La vie a bien changé ! On apprenait le courage et la résistance sans savoir qu’il faudrait les utiliser vingt ans plus tard. Le maître mot était « Il faut réagir ». [...]
Malgré la guerre, la nourriture était bonne. Nous allions acheter ce que les paysans voisins produisaient. Les vendanges m’impressionnaient ; les hommes montaient dans un tombereau et foulaient le raisin pieds nus… Naturellement, ma sœur Monique demandait s’ils s’étaient lavés les pieds avant… La maison était à un kilomètre du village. Nous n’avions pas de contact avec le village si ce n’est pour la messe du dimanche ou quand on nous envoyait acheter le pain. C’était de grosses couronnes avec une croûte épaisse si bonne ! Chez le boulanger, nous prenions nos couronnes et, pendant que nous descendions le chemin jusqu’à la maison, nous en mangions tout le tour croustillant ! Quand nous arrivions, nous étions bien ennuyés car nous pensions que nous allions nous faire gronder. Heureusement, il y avait une fenêtre de la cuisine qui donnait sur la route. Alors, nous tapions à la fenêtre. La cuisinière (qui était aussi femme de chambre et faisait tout dans la maison) ouvrait et prenait les couronnes en disant : « Allez, je vais arranger ça » et elle faisait en sorte que ça ne se voit pas trop. Tous les jours, ça recommençait. Je me souviens, c’était bon ! [...]
Dans la vie quotidienne, nous ne nous rendions pas compte que c’était la guerre ; nous étions trop petits et probablement également, nous étions préservés. Néanmoins, je me souviens très bien de l’armistice de 1918 : les cloches sonnaient et nous sommes sortis sur la route qui longeait la maison. Les gens étaient tous dehors, très heureux. Sauf ma mère bien sûr... Elle savait que notre père ne reviendrait pas. Depuis 1916, elle n’avait pas de nouvelles… [...]
Au moment de l’armistice, on a dû nous expliquer que notre père ne reviendrait pas. J’avais un an quand il est parti : pour moi, cet homme était un inconnu. Ma sœur avait deux ans et ne s’en souvenait pas non plus. Il était parti et faisait la guerre. Qu’il revienne ou pas ne changeait pas grand-chose pour nous : on n’a pas de sentiments pour quelqu’un qu’on ne connaît pas, même si c’est votre père. [...]