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Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux ?

  • Le 22/08/2024

C’est ce que chante Michel du fond de sa cuisine en rangeant des sacs en papier vides ; il s’occupe. Il aime et a toujours aimé chanter. Le refrain tourne en boucle et semble suffire à son bonheur. Cela lui a enlevé de la tête l’idée fixe qu’il avait depuis une heure : comment peut-on faire pour cuire plusieurs plats en même temps ?

Pendant ce temps son épouse me demande ce qu’ils vont devenir maintenant. Elle aimerait bien qu’ils aillent ensemble à la maison de retraite. Elle est très contrariée par le kiné qui l’a abandonnée. Alitée depuis bientôt un an, les os dessinés par la peau qui les colle, sans plus aucune graisse ni muscle, elle ajoute - en reprenant son souffle grâce à l’oxygène qu’elle reçoit en continue - qu’elle va en trouver un autre. Il faut bien, dit-elle comme une évidence, car sinon comment va-t-elle pouvoir remarcher s’il ne l’aide pas ? Cette espérance me touche tant sa voix est faible aujourd’hui, il faut s’approcher, elle est épuisée. Elle m’explique de son filet de voix, qu’il y a bien plus malheureux qu’elle. Elle a de la chance de vivre avec son Michel. Toutes ces années d’amour ! Certains jours, elle ne le supporte plus, surtout quand il l’empêche de dormir la nuit en tournant dans l’appartement avec son déambulateur pendant des heures. Mais pourtant, elle l’aime tant ! Elle est même un peu jalouse quand l’auxiliaire de vie vient coucher son mari le soir. Elle était persuadée qu’elle restait dormir près de lui et ignorait qu’on avait dû mettre un lit médicalisé à son mari pour qu’il ne tombe plus la nuit.

J’ai cru plusieurs fois qu’elle n’en avait plus pour longtemps et je la retrouve la fois suivante, plus vaillante. Elle est vraiment étonnante. « Le secret, c’est l’amour, me glisse-t-elle, et Lui, là-haut… ». Elle me tient la main comme un enfant son doudou, et me montre avec fierté, sur son bras décharné, le bracelet en tissu avec une médaille de la Vierge que je lui ai donné en février pour qu’elle ne se sente plus jamais seule. Un lien particulier s’est noué depuis, invisible mais si spécial et si fort.

Avant de partir, elle me réclame un bisou. Plusieurs bisous. « Merci ! Ça fait tellement de bien ! Je vous aime » me dit-elle les yeux brillants d’émotion. Elle fait partie de ces personnes qu’on ne peut qu’aimer, tant elle est touchante, pleine de vie dans l’épreuve, pleine d’espérance. Chez ce couple très âgé, il y a toujours et encore de la vie, jusqu’au bout, et après le bout... Et surtout tant d’amour.

Et Michel qui continue de chanter joyeusement à tue-tête un répertoire français d’une autre époque : « Auprès de ma blonde, qu’il fait bon, fait bon dormir… » « comment ne pas perdre la tête, serrée par des bras audacieux… »